Kémi : Le Nil n’est pas un long fleuve tranquille

Les rôlistes qui ont vraiment joué dans un cadre antico-égyptien ne doivent pas courir les rues. C’est un univers de niche (veuille Anubis ne pas y voir d’insulte de ma part !), probablement aussi peu parcouru par les rôlistes que, disons, l’empire aztèque. Et cet univers de niche a été traité par un petit nombre de jeux. Il s’agissait, d’ailleurs, plutôt de suppléments pour des systèmes génériques (comme le Gurps Egypt, ou le Mythic Egypt pour Rolemaster et Fantasy Hero).

La France, où coule la fièvre de l’égyptomanie depuis l’expédition – malheureuse – de Bonaparte dans ces contrées lointaines, avait su publier, chez Jeux Descartes, les Légendes de la Vallée des Rois, voici plus de trente ans. Un jeu complet, présenté dans une boîte qui contenait aussi le tome 1 de la série de bandes dessinées Les héritiers du soleil, du talentueux Didier Convard.

Mais, assez parlé du passé (avant d’y revenir !). Si me voici à causer d’Égypte antique, ce n’est pas à l’occasion de la présentation de l’exposition Toutânkhamon – le trésor du pharaon, à la grande halle de La Villette, mais à celle de la publication de Kémi – Aventures en Égypte ancienne. Le jeu dont quelques rôlistes attendaient la parution depuis… environ quinze ans.

Aux sources du Nil

Sethmes, l’auteur du jeu, racontera mieux que moi les tribulations de ce projet éditorial, depuis le premier contact avec feu l’éditeur Dartkam, qui publiait des livres combinant roman et jeu (entre autres, un sur les Mongols et un autre sur les Templiers), jusqu’à cette version mise gracieusement à disposition de tous sur le site internet consacré au jeu. Pour ma part, je me pencherai spécifiquement sur le jeu en lui-même, avant de tenter d’apporter des réponses aux questions qui se posent souvent face à un tel univers ludique « historique », comme « Faut-il s’engloutir une encyclopédie avant de jouer ? Et qu’est-ce qu’on peut vivre comme aventures, dans un tel cadre ? »

J’avais guetté les tentatives successives de publication de Kémi, sans trop me départir du réalisme qui m’amenait à penser qu’un JdR sur un sujet si étroit a peu de chances de devenir un tsunami éditorial, voire peu de chances de dépasser le succès d’estime d’être lu par quelques rôlistes et jamais joué autour d’une table. À part peut-être chez l’auteur du jeu. Mais qu’importe ? Le jeu préhistorique Würm n’a-t-il pas su trouver son (petit ?) public au point qu’une deuxième édition est encore de préparation ?

Me voici donc devant ce Kémi – Aventures en Égypte ancienne, en version électronique pour l’instant. Portrait rapide et chiffré de la bête : 283 pages, dont environ la moitié pour la présentation de l’univers du jeu, un quart pour les règles et les prétirés, et un quart pour le scénario de la première aventure.

Mon premier réflexe, comme pour la plupart des JdR quand je les découvre, est d’aller jeter un œil au scénario, avant même de potasser le contexte. Parce que j’incline à penser que la question primordiale, avec un JdR « historique » ou pas, est bien celle évoquée quelques lignes plus haut : dans quel(s) genre(s) d’aventure vais-je pouvoir m’embarquer avec ce jeu ? Pour les mal-comprenants, je traduis la question en termes plus crus : « avec ton jeu égypto-machin, t’es sûr qu’on va pas s’emmerder ? ».

Dire sans dire…

Exercice de funambulisme sans filet : vous parler de ce scénario sans en dévoiler l’intrigue. Que vive son Ka est une aventure dans un cadre principalement urbain, la ville de Ouaset, que j’avoue connaître mieux sous son nom de Louxor, dans une ambiance d’« enquête ». Grand lecteur de polars historiques – un genre dans lequel on déniche quelques rares pépites dans des tombereaux de boue –, j’ai retrouvé dans ce scénario l’atmosphère des romans de Lauren Haney avec sa série du Lieutenant Bak, Paul Doherty avec son juge Mérotkê, Anton Gill avec son scribe Huy, et autre Christian Jacq avec son juge Pazair. Certes, les époques de ces séries sont variées, mais les ingrédients qui fondent ces histoires se ressemblent : les rivalités politiques, les rites sociaux, funéraires en particulier, les croyances du quotidien et de l’au-delà.

Ce scénario confronte le MJ et les joueurs à une question essentielle : comment faire en sorte que ce que les PJ sont censés connaître (parce que c’est l’univers dans le quel ils baignent chaque jour) soit également connu des joueurs (qui eux, ne baignent probablement pas dans l’Égypte ancienne du soir au matin et du matin au soir), sans que cela passe par un exposé pédagogique du MJ ? Il me semble qu’il faut trouver les moyens d’une imprégnation préalable des joueurs – hors temps de partie – aux aspects qui se révéleront utiles pour la partie : par exemple, pour un scénario politico-policier dans les sommets de la société, quelques conventions sociales, les interdits religieux majeurs, la différence de valeur d’un témoignage selon que l’on est un paysan ou un aristocrate.

À condition de préparer les joueurs, sans les étouffer, Que vive son Ka devrait leur apporter le plaisir d’une aventure d’enquête avec une intrigue solide, tout en leur faisant découvrir en douceur quelques aspects de la société égyptienne. Le temps viendra, éventuellement, de les imprégner d’autres aspects de l’univers, s’il s’agit d’aller défendre les frontières du royaume contre des envahisseurs, ou démêler les subtiles fraudes d’un intendant de mines d’or.

Bienvenue dans le Nouvel Empire

Après cette escapade dans le scénario, revenons donc au début du livre. Le cadre géographique de Kémi, c’est donc l’Égypte, des portes de la Nubie, au sud, jusqu’au delta du Nil et aux rivages de la Méditerranée, au nord. Une étroite bande de verdure et de fertilité, enserrée entre deux étendes désertiques à l’est et à l’ouest, un pays long et étroit où s’épanouit une civilisation tant urbaine que rurale, à l’administration très développée et à la religion foisonnante.

Pour le cadre temporel, c’est celui du Nouvel Empire ; de la XVIIIe dynastie, plus précisément. J’en vois qui froncent les sourcils. La puissante reine-pharaon Hatshepsout, son beau-fils Thoutmès III, la bataille de Meggido ? Toujours pas ? À la louche, et pour citer des pharaons vedettes, nous sommes donc environ 100 ans avant Toutânkhamon et 200 ans avant Ramsès II. La lecture de la quinzaine de pages que Kémi consacre à cette période (environ 1450 ans avant notre ère) vous en donnera un aperçu suffisant dans un premier temps ; les éléments sur les dynasties précédentes, exposés sur une vingtaine de pages, satisferont l’appétit des plus curieux d’entre vous, mais ne sont pas indispensables – à mes yeux – à la compréhension du cadre du jeu.

Outre l’éclairage chronologique, l’ouvrage offre aux lecteurs, futurs MJ et joueurs, une présentation de l’univers de Kémi en 5 chapitres :

  • la géographie (« Un don du Nil »)
  • l’organisation politique et administrative (« Les visages du pouvoir »)
  • la religion
  • les rites et croyances qui y sont liés (« Sous le regard des dieux » et « La mort et la promesse de l’au-delà »)
  • les aspects de la vie quotidienne et économique (« Vivre en Kémi »).

Une centaine de pages d’informations facilement assimilables, mais dont je trouve qu’elles auraient gagnées à être présentées de manière moins académique. Je tire, toutefois, mon chapeau – que dis-je, mon pschent ! – aux « points jeu » : ces encarts qui parsèment la présentation de l’univers constituent autant de fenêtres ouvertes sur des possibilités d’aventures, des idées de scénarios. Une bonne façon d’indiquer aux lecteurs comment transformer la matière parfois froide de cette partie « encyclopédique » du livre en une matière ludique et bien vivante.

Questions de règles

Les règles du jeu, proprement dites, occupent moins d’une trentaine de pages : elles sont principalement présentées sous la forme de questions-réponses, ce qui évite l’écueil de l’aridité qui frappe ce genre de chapitres dans de nombreux jeux, et qui me rappelle un mode quelque peu similaire dans le JdR Lyonesse.

Le moteur de simulation est très classique : le système ne recourt pas à la dichotomie habituelle entre « caractéristiques » et « compétences » ; et pour réussir une action, il faut la somme de la valeur d’un « attribut » et du résultat du tirage d’1D6 égale ou dépasse le seuil de difficulté de l’action ou la somme obtenue par l’adversaire.

L’appui des dieux envers les PJ est ici traduit par des « points de Maât » – en référence à la déesse de l’harmonie du monde –, qui ouvrent la voie à des réussites exceptionnelles ou protègent des circonstances catastrophiques.

Rien de révolutionnaire dans ce tout cela, mais un système de bon aloi, que des débutants en JdR n’auront aucun mal à prendre en main et utiliser autour de la table. Les MJ et joueurs plus expérimentés voudront peut-être utiliser un système plus à leur goût ; et ça n’aurait rien d’étonnant !

Des PJ prêts à jouer

Rares sont les rôlistes qui prétendraient être totalement étrangers au plaisir de se mitonner un PJ aux petits oignons. Pourtant, quand il s’agit de se lancer à la découverte d’un univers de jeu dont on n’est pas familier et dont on ignore si on y jouera plusieurs parties, disposer de personnages prétirés est un avantage certain. Le livre de Kémi en propose 6 : un combattant, un scribe, un artisan, une conseillère et diplomate, une médecin et un caravanier. Un éventail qui dessine les contours de quelques types d’aventures dans l’univers de Kémi : intrigues de cour, action dans les rues des villes ou aux frontières du royaume, affections mystérieuses, exploration des lieux et des esprits, etc.

Chacune des « fiches de personnage » comporte une page qui expose ce que le PJ en question pense des 5 autres. Ces éléments, qui facilitent l’appréhension par les joueurs de ce qui rapproche ou éloigne ces prétirés les uns des autres, sont un moyen économe et efficace de ne pas tomber dans le piège d’une juxtaposition de PJ hétérogènes pour une première aventure.

Alors, calame ou khépesh ?

Quoi qu’en pensent certains esprits chagrins, il n’est pas plus difficile de se lancer, pour des parties de JdR, dans l’Égypte ancienne que dans les Terres du Milieu ou les Royaumes Oubliés. Les « bonnes histoires » reposent surtout sur les grands sentiments humains, l’amour, la haine, la jalousie, la fidélité, le pardon, la curiosité, la duplicité. Le reste est principalement de l’habillage, que ce soit les mines de la Moria ou les pyramides de la Vallée des Rois.

Alors, ceignez un pagne ou une tunique, empoignez le calame du scribe ou le khépesh du guerrier, et ne tergiversez plus : le monde de Kémi vous attend, pour une seule aventure ou pour une campagne. Sethmes vous fournit même les prétirés !

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