Khelren sort son BOB, Melville n’est pas sorti des ronces [chroniques]

Les histoires réunissent les communautés

Les histoires révèlent qui nous sommes

Avery Alder, Dream Askew

Vous êtes sûrement en train de vous dire « Oh mais qu’ils arrêtent, au Fix, avec leurs jeux de mot foireux ».

On est innocents, promis, juré. Khelren sort vraiment ce week-end un Bob, acronyme pour « Belonging outside belonging » désignant un jeu s’inscrivant dans la lignée de Dream Askew (2013) de Avery Alder. Flotsam : à la dérive dans l’espace se propose en effet de placer les personnages dans la peau de piliers d’une communauté de marginaux survivant dans les entrailles d’une immense station spatiale, qu’ils aient été rejetés ou qu’ils aient choisi la lutte. Des marginaux en communauté, un jeu tous MJ, des espoirs précaires, tous les ingrédients d’un bon BOB ! C’est l’occasion de revenir sur cette nouvelle vague qui a touché, devrais-je dire contaminé, la France avec Bois Dormant, de Melville, paru au début de l’année chez Dystopia.

Avertissement : J’ai partagé plus d’un verre de l’amitié avec toutes les personnes citées dans cette chronique et j’ai été relecteur sur Flotsam. Je fais attention à ce que mon jugement n’en soit pas altéré mais j’estime que vous êtes en droit de savoir.

Dériver loin des regards d’un monde oppressant    /   Construire le monde d’après, prendre soin des malades

De Dream Askew aux BOB : l’art du pas de côté

Traduction très adaptée : Exclus, mais soudés

Pour ceux qui auraient manqué quelques étapes, je vous propose un petit cours de rattrapage sur ce type de jeu. Au commencement était Dream Askew, lui même fortement inspiré d’Apocalypse World. La violence de l’univers et du système d’origine, escaladant sans cesse les conflits, y cède la place à la vie quotidienne d’une communauté queer soudée, faisant société avec ses propres valeurs au bénéfice de l’apocalypse. Le jeu réussit le tour de force de rendre jouable à une personne étrangère au milieu militant LGBTQ+ la culture queer et ses enjeux.

L’égalitarisme radical de l’univers trouve un pendant dans le système de jeu, car Dream Askew et tous ses dérivés sont des jeux sans MJ, ou plutôt des jeux tous MJ. Chaque joueureuse – je peux difficilement écrire autrement qu’en inclusif pour une telle chronique – a en effet la charge d’animer une thématique de l’univers. C’est un héritage du Front d’Apocalypse World, organisé en Menaces. Dans Dream Askew, il s’agit par exemple de la société restée intacte après l’apocalypse, toujours aussi normative et bien décidée à abattre l’Enclave. La personne responsable de ce « Setting element » anime les menaces qui lui sont liées.

Côté PJ, chacun dispose de jetons, il en gagne en jouant l’Action faible de son livret, celle qui le met en danger et révèle sa faiblesse. Il dispose d’une Action médiane, qui lui permet de peser dans la fiction sans dépense, et d’une Action forte, qui lui permet de résoudre un grand problème au prix d’une dépense. C’est tout, et cela suffit. Ce minimalisme incite à un certain lâcher prise, d’autant que se mettre en difficulté a toujours une contrepartie.

Il ne faudrait cependant pas croire, à la lumière de la description du partage de l’autorité narrative, que les menaces extérieures sont le cœur du jeu. Plutôt que de se focaliser sur une opposition à vaincre, Dream Askew centre en effet son propos sur l’exploration des personnages-joueurs, sur leur monde intérieur, leurs valeurs et sur les relations qu’ils tissent entre eux. Le rêve désigne ici l’utopie, mais aussi la rêverie, je dirais même la flânerie.

Dream Askew, dans l’édition originale (le jeu a été réédité en 2018)

Les Belonging Outside the Belonging relisent ces principes et les réinterprètent, dans d’autres cadres et avec leurs propres thématiques, aidé en cela par un manuel de hacking publié à la fin de l’édition définitive. Cette culture de la réécriture, déjà très présente dans le jdr indé, est aux antipodes du principe de la licence : tout créateur peut utiliser librement les mécaniques, se les réapproprier et s’en revendiquer, d’où la floraison de jeux « BOB ». Le tout premier, Dream Apart, publié avec l’édition définitive de Dream Askew en 2018, explorait le quotidien, les espérances et la culture d’une communauté juive. Là encore, il y a quelque chose de profondément miraculeux dans la transmission, guidée par les principes du jeu, des valeurs, des espoirs et de la culture d’une communauté à laquelle on est originellement étranger.

Le binôme, dans son édition 2018 : le petit pdf monochrome a bien grandi

N’hésitez pas à découvrir le kit de démo, largement suffisant pour jouer, sur le site de Buried without Ceremony. Nos excellents confrères de Radio Rôliste ont consacré une longue émission au phénomène de BOB, que je ne peux que vous invitez à écouter, et vous gagnerez à lire l’article de Mathieu Bé sur C’est pas du Jdr.

Bois Dormant : narcose days

« Tout seul on marche vite, ensemble on va plus loin »

Le phénomène a pris de l’ampleur en anglais, et je vous invite à consulter l’article que Mathieu Bé lui consacrait il y a peu pour vous en faire une idée. En français, nous avons tout de même Bois Dormant, Vivre avec les Ronces, de Melville, sorti aux éditions Dystopia il y a un peu moins d’un an, sous les auspices d’Eugénie de « Je ne suis pas MJ mais je joue le lundi », et illustré, toute en nuances de vert, par Je suis un Légume.

Dans ce tout premier « BOB » de création française, les joueureuses incarnent les piliers d’une communauté pacifique dans une mégapole décimée et isolée. La plupart des autres habitants, à la suite d’une étrange épidémie – la coïncidence avec l’actualité était troublante – étaient tombés dans un étrange sommeil catatonique, ou avaient fui avant le grand confinement. Restés par contrainte dans les décombres de la société industrielle, par nécessité ou par choix, les joueureuses essayent de construire une société nouvelle, ce que nous appelons désormais le « monde d’après ».

Quand la végétation reprend ses droits

Bois Dormant est un jeu fondamentalement optimiste, une apocalypse joyeuse dans laquelle règnent l’entraide et la solidarité bien que de vieilles blessures restent à panser. À l’opposé de cette nouvelle de Ballard « l’Ultime Cité », où de jeunes gens quittant une communauté paisible redécouvrent la sauvagerie au contact d’une métropole abandonnée, les protagonistes de Bois Dormant prennent soin des autres, de ceux qui sont restés, des malades endormis, et des plus jeunes. Comment maintenir en vie les narcosés qui forment l’essentiel de la population quand on n’est qu’une poignée d’éveillés ? Comment distribuer l’aide alimentaire qu’envoient les autorités ? Ne vaudrait-il pas mieux la refuser, affirmer son autonomie face à cette civilisation qui a failli ? Tels sont les questionnements qui peuvent, entre autres, émerger au cours d’une partie.

Une victoire, c’est d’abord un soin

Elles sont éminemment politiques, et il faut bien reconnaître que toute cette gamme de jeux apporte un éclairage radicalement neuf sur ce qu’est la politique en jdr. Ici, il ne s’agit pas de négociations sans fin où, le petit doigt en l’air, l’on lance des remarques sibyllines que l’on croit subtiles alors qu’elles sont juste opaques. Non, il s’agit, concrètement, de faire de son mieux pour une communauté, en fonction des valeurs que l’on croit justes, avec toute la cohorte de décisions difficiles qu’une telle mission comporte.

Le système de résolution accompagne ces questionnements et incite à jouer avec bienveillance : les personnages gagnent toujours des jetons d’action en se mettant en danger, mais aussi en prenant soin des autres, de la manière propre à son rôle dans la communauté. C’est là que Bois Dormant accentue la dimension politique, au sens noble du thème, propre aux dérivés de Dream Askew. Outre la politique, j’ai été heureux de retrouver dans ces lignes ce que j’avais pu ressentir chez un auteur comme Volodine : la transformation de l’oppression en force poétique.

Diantre, elle a le masque sur la gorge ! (désolé) – pré-tiré de Love Berlin

Je vous invite à prolonger la découverte par le kit de démo Love Berlin, disponible à prix libre. chez l’ami Volsung, qui a produit un Actual play, chez l’amie Felondra, qui en a rédigé un compte-rendu extensif et enthousiaste, ou encore chez Geek Powa, qui a longuement interviewé Melville et Côme Martin.

Flotsam : la dérive et l’ancrage

Flotsam : Adrift amongst the stars, traduit en français par « À la dérive dans l’espace », est un jeu de Joshua Fox, publié en VO par Black Armanda en 2019 et en VF ce week-end (du 28/29 novembre 2021) par le Studio Absinthe. La communauté est ici réfugiée dans les entrailles d’une station spatiale. Il peut s’agir d’une station scientifique oubliée, d’une orbitale pénitentiaire émancipée, ou simplement des niveaux inférieurs captant les quelques miettes d’une société plus prospère.

Dans l’espace, personne ne vous entendra fonder votre communauté

Il ne s’agit pas plus ici que dans le reste de la gamme de tomber dans le misérabilisme. Loin des yeux d’un pouvoir oppressant, dans les replis du monde, une autre société devient possible, où tous ceux qui dérangent, mutants et dégenrés peuvent trouver une place. Flotsam nous rappelle incidemment que Star Trek a été la première fiction télévisée à ériger la diversité en modèle de société.

La symbolique est ici celle de la stratification sociale. Suivant une métaphore classique de la science-fiction, elle oppose un « Au-dessus » normé et oppressant, souvent agressif et destructeur, aux « Bas-Fonds » peuplés de rebuts, souffrant de pénuries, mais porteurs de l’espoir d’une société différente. La communauté est ici soudée dans la résistance, et les personnages sont définis par le rôle qu’il y incarne, à quelques exceptions près. Des livrets comme celui de la Nuée, un être « détaché de la prison de chair », ou de l’Hybride, centrent davantage leur questionnement sur ce que signifie l’appartenance à l’humanité.

Autant que vous donne le Livret complet

Sur le plan mécanique, Flotsam propose des petites modifications par rapport aux Actions faibles et fortes de Dream Askew : à l’aide de Forces et Ressources, mais aussi de Défauts et Problèmes, il diversifie les approches possibles pour mettre en difficulté son personnage ou, au contraire, le faire triompher d’une adversité, ce qui le rend particulièrement facile à prendre en main. Le jeu multiplie les exemples d’applications des Manoeuvres et, plus généralement, de mise en jeu, à travers des extraits de partie. L’ergonomie est dans l’ensemble très soignée, comme en témoigne ce schéma permettant de visualiser le rôle de chacun.

Certains Contextes de Flotsam – c’est ainsi que Khelren a traduit « Setting element », que Bois Dormant appelle Domaines – sont particulièrement brutaux, plus encore que ceux de Dream Askew. Parmi les plus doux, on peut citer la Communauté, dont les rites peuvent être contraignants ou les Esprits et leur part de mystères. Parmi les ambivalents, la Résistance peut apporter la promesse d’un monde meilleur mais les personnages sont loin de la maîtriser et le risque de représailles est élevé. Une grande violence est atteinte avec un Au-Dessus totalitaire ou encore une Guerre interstellaire. Si la tablée choisit de mettre l’accent sur ces Contextes, la société utopique des Bas-Fonds peut être mise à rude épreuve.

Contexte « Au-Dessus » en action : Homme politique prônant l’extermination des « cafards des Bas-Fonds »

Trop mettre l’accent sur ces menaces que représentent tantôt l’Au-Dessus, l’Extérieur ou les dysfonctionnement du vaisseau reviendrait cependant à oublier la focale de Flotsam, qui décentre encore le propos pour accentuer la dimension intime annoncée dans Dream Askew. Outre que les joueureuses sont clairement invité·e·s à laisser, s’il le faut, les Contextes au second plan, le jeu place les relations personnelles au cœur de sa mécanique.

Ici, on se rappelle que dans Hillfolk (Robin Laws, 2012), une des inspirations assumées, chaque personnage avait une aspiration sociale globale. En cas d’insatisfaction, le joueur recevait un jeton de celui qui l’avait refusée à son personnage. Le système a été considérablement relu, et il est beaucoup plus libre que l’original. Des questions posées en début de partie, présentes sur tous les livrets, permettent de les poser rapidement. Les moments partagés, les échanges à cœur ouvert les amèneront à évoluer, mais aussi à révéler ce qu’est vraiment leur personnage.

Il y a des choses plus importantes dans la vie que la guerre interstellaire

Les sept propositions de cadres prêts à jouer, regroupées en fin d’ouvrage, explorent une grande variété de situations. Par exemple, « Les Enfants de Pelt-Mach I » un vaisseau dont tous les adultes ont disparu en une nuit, laissant les adolescents aux commandes. Il ne s’agit pas ici de s’adonner au désespoir et à la cruauté de Sa majesté des mouches comme le faisait Libreté, mais de laisser une société d’adolescents aux prises avec des problèmes de survie, à commencer par l’éducation des plus jeunes, mais aussi des problèmes d’ado, comme la découverte de la passion amoureuse et ses déconvenues. « Carcérès » présente une colonie pénitentiaire de prisonniers au bord l’implosion, quand « La Peste Grise », orbitale en quarantaine, est tristement d’actualité. J’ai une petite faiblesse pour « La Vanité de Terpischore », où l’afflux des pèlerins a formé une improbable concrétion à peine habitable. Seule l’habitude du rite est restée, mais il n’a plus d’autre sens que le maintien de la hiérarchie, mais un vent nouveau souffle des Bas-Fonds, porté par un PJ qui n’a pas foi en lui-même.

Ils nous donneront des miettes, et nous voulons tout.

Au bon Bilan des BOB

Au terme de cet article, je ne vais pas vous conseiller un BOB plutôt qu’un autre. Je n’écris pas un guide d’achat. J’espère seulement vous avoir donné envie de découvrir ou de continuer à vous plonger dans cette vague de jeux. Non seulement ils rafraîchissent nos pratiques, mais ils nous font du bien en nous permettant d’imaginer que le monde peut être meilleur malgré l’adversité.

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