Chibi remet les pendules à l’heure

Ogres-Mages, Légendes de la Dévoration est le premier volume des Elucubrations de l’Horloger une collection associant Islayre d’Argolh (entre autres connu pour La Cité Sans Nom et Coureurs d’Orages) et Le Grümph (je n’ai pas de parenthèses assez longues pour contenir la liste de tous les jeux et projets dont Le Grümph est l’auteur ou l’illustrateur). Dans ce volume, les deux compères sont assistés par Matthieu Chalaux (correcteur et relecteur habituel du tandem) et de Kerdui à la couleur. L’ouvrage est dédié à la mémoire de Millenium Jones, qui avait assuré la mise en page de La Cité Sans Nom.

Au préalable, il est nécessaire de parler de la question de la langue. Que le futur lecteur soit prévenu : le supplément est écrit en français et utilise l’anglais pour présenter le profil technique des monstres. Nul snobisme vis-à-vis des traductions plus ou moins heureuses de D&d 5, aucune nostalgie de l’époque où D&D rimait avec franglais derrière ce choix, Islayre d’Argolh s’en justifie d’emblée. L’anglais s’est imposé à lui pour des raisons de droits sur la traduction, et pour éviter tout souci juridique. N’ayant pas de difficulté à lire en anglais, cela ne m’a pas perturbé mais il me semble honnête de préciser cette particularité.

Puisque cet ouvrage inaugure une collection qu’on espère longue et féconde, commençons par le titre de celle-ci. Outre qu’il sonne comme une allitération, le titre donne le ton. On devrait y voir Islayre d’Argolh, tel un horloger, y pratiquer ses talents de mécanique de précision et démontant et remontant des créatures iconiques de D&D. Ce faisant, ainsi que le précise l’avant propos, un univers de campagne se dessinera en filigrane, univers qui reprend à la fois les thèmes classiques et la cosmogonie de D&D tout en l’adaptant aux goûts d’un auteur qui n’avait pas hésité à taquiner le genre onirique et gothique avec la Cité Sans Nom.

Dans ce premier tome, c’est l’ogre-mage qui est à l’honneur. La créature apparaît dès le supplément Greyhawk de OD&D et a été présente dans toutes les éditions de l’Ancêtre depuis (à l’exception, mystérieuse, de D&D que ce soit dans la version BECMI ou dans le Rules Cyclopedia). Une belle longévité donc, à mettre en relation avec les particuliers de ce monstre qui est à la fois un bon combattant et un magicien rusé, ce qui en fait un excellent vilain. Originellement, c’est pourquoi il est aussi appelé oni, le monstre vient du folklore japonais dans lequel ils tiennent à la fois de rôle de démons torturant les damnés aux Enfers mais également celui de monstres vivant parmi les mortels qu’ils terrorisent et dévorent. Au-delà des traductions françaises, la créature est également connue du public francophone puisqu’elle apparaît dans le numéro 50 de la première mouture de Casus Belli (1er trimestre 1989) où plusieurs variantes d’Oni sont proposées par François Marcela-Froideval. Le monde étant bien fait, le même François Marcela-Froideval est l’un des auteurs du supplément Oriental Adventures de AD&D 1ère édition. Voici donc un parfait exemple de la manière de la plasticité de D&D, capable de faire cohabiter le folklore japonais avec Lewis Carroll, et ce sur près de 50 ans d’histoire éditoriale.

Il est d’ailleurs à noter que la très belle couverture réalisée par Le Grumph et magnifiquement mise en couleur par Kardui rend un brillant hommage aux origines japonisantes du monstre. On y voit un un ogre-mage en kimono, brandissant un naginata d’une main tandis que son autre main enserre une boule de gel. Les illustrations intérieures rappellent cette inspiration asiatique mais semblent doucement décaler l’iconographie du monstre vers l’Asie du Sud et de l’Est dans un style qui n’est pas sans rappeler les illustrations de temples cambodgiens ou hindous. Ce choix permet d’ancrer la créature dans un contexte médiéval légèrement plus générique et fournit l’occasion de superbes et évocateurs dessins qui tous contribuent à singulariser la créature à la fois familière aux amateurs de D&D mais restant pourtant exotique.

Iconique ne veut pas dire « plan-plan ». Car, l’ogre-mage est bien une bête à part. En effet, lorsqu’on pense créatures-poster pour D&D, on pense soit aux classiques de la fantasy (Trolls, orques), soit aux monstre de la lettre D des bestiaires monstrueux (Dragon, Diables et Démons), soit à des créatures telles que le Beholder/Spectateur, le Mindflayer/Flagelleur mental voire la Bulette qui n’ont pas réellement d’équivalent hors de D&D. L’Ogre-mage appartient plutôt à cette dernière catégorie car, malgré son aspect orientalisant, il est une créature atypique dont le premier chapitre pose bien les enjeux mécaniques et ludiques.

Avec ses caractéristiques mécaniques, le monstre a souvent été un adversaire de bas niveau (autour de 5 à 8 dans les différentes éditions de D&D jusqu’à la 5ème) et qu’ensuite, il ne tient pas le choc en raison de la logique d’évolution (de zéro à héros) de D&D. Il est ainsi dommage qu’un adversaire aussi intelligent et rusé soit finalement peu exploité à des niveaux de puissance où les PJ sont le plus susceptibles de pouvoir être impliqués dans les intrigues et machinations dont l’ogre-mage est coutumier. Le supplément propose donc de donner aux MJ des moyens de garder la créature dans la course et d’en faire « Un vilain de valeur » (c’est le titre du chapitre I) à tous les niveaux, ce que ne permet pas la créature de base qui risque de ne guère poser de problèmes passé le niveau 5-7.

Pour ce faire, l’auteur propose de donner de nouveaux archétypes à l’ogre mage qui assument un niveau de puissance supérieur. L’ouvrage décrit donc sur deux chapitres deux évolutions de l’ogre mage, l’Oni-noble et l’Ogre-Dieu destinés à donner du fil à retordre à des personnages plus expérimentés, respectivement du segment des niveaux 6 à 10 et 11 à 14. Le risque dans ce genre de modification c’est de tomber dans le piège du changement dont la seule justification est de s’adapter au niveau changeant des PJ. Prenons un monstre X ajoutons lui le qualificatif « des neiges », « des mers », « des marais » ou « astral » ou changeons-le de couleur et on obtient le même monstre avec plus de points de vie et plus de dégâts et qui donc est plus susceptible de résister à des adversaires de plus haut niveau. Mais en soi, rien n’a changé, tout a continué : le monstre X restera le même type d’adversaire.

Rien de tout cela ici. A partir du canevas de départ, Islayre d’Argolh crée bien deux créatures qui sont autosuffisantes et peuvent prendre toute leur place dans vos campagnes. Elles ne sont pas seulement plus fortes en combat, elles ont plus d’intérêt ludique car elles ont assez de poids pour interagir et façonner à leur manière le monde de campagne. Ainsi l’Oni-noble a les capacités pour avoir un impact sur le monde similaire à un Archimage, quant à l’Ogre-Dieu, il est à ranger dans la catégorie des Démons majeurs ou des Dragons adultes.

Pour expliquer cette évolution, l’auteur introduit la notion de « dévoration ». Celle-ci est un but existentiel des ogres-mages. En traquant et dévorant de nouvelles proies, l’ogre-mage dépasse son statut initial et progresse sur le chemin qui le mènera peut-être à l’Ogre Dieu. Ce processus est une belle trouvaille pour faire correspondre l’évolution mécanique des ogres-mages présentés dans ce supplément à la proposition ludique au centre de D&D. On y trouve par exemple un encadré qui rappelle la place de paria que les Ogres-mages occupent dans la société des géants (ogres-mages et géants sont rattachés depuis la 3ème édition). J’ai d’ailleurs trouvé ce passage très intéressant car la dévoration peut y être comprise pas seulement comme une recherche de pouvoir, mais comme une forme revanche sociale par laquelle un ogre-mage peut trouver un raccourci pour s’affranchir des pesanteurs sociales.

Sur le plan mécanique, c’est évidemment très solide car l’horloger démonte habilement la créature de base, en explique les forces et les faiblesses et construit sur-celles-ci les évolutions. A une exception près (que je détaillerai plus tard), ce travail de mécanique est parfaitement exécuté. Ceci ne saurait surprendre de la part d’un des meilleurs spécialistes du d20 publiant en français mais ici, c’est une véritable masterclass de design de monstre. De plus, comme ces choix sont bien expliqués, un MD désireux de bricoler lui-même saura tout de suite dans quelle direction creuser et faire ses propres expérimentations.

Les archétypes d’Oni-noble et d’Ogre-Dieu sont l’objet de chapitres particuliers de 5 pages chacun qui explicitent les évolutions et présentent dans le détail un individu représentatif. On y apprend ses motivations, ses complices habituels et son modus operandi. La créature est ensuite détaillée mécaniquement sous le format Manuel des Monstres (qui est désormais uniformisé pour présenter des créatures génériques comme des PNJ précis). Les chapitres donnent également quelques pistes pour d’autres PNJ du même type en détaillant leur nom et sur quelques lignes leurs motivations et possibilités d’être utilisés. Par ailleurs, on trouvera une « panoplie » en fin d’ouvrage pour chaque type d’ogre mage ainsi créé dans le supplément. Ces « panoplies » servent à créer rapidement un Oni-noble ou un Ogre-Dieu à partir du profil de l’ogre mage. Elles tiennent en une dizaine de lignes.

Au total, ce supplément répond bien à ce que souhaitait faire l’auteur. Les MJ disposent désormais de quoi construire une campagne autour d’un monstre qui, tel qu’il apparaît dans le Bestiaire Monstrueux, possède un intérêt limité au-dessus du niveau 7 et qui, grâce à ce supplément, peut constituer l’élément central d’une campagne jusqu’au niveau 15. J’ai néanmoins deux critiques à faire sur ce point. D’une part, pour justifier la mécanique visant à associer l’ogre-mage à des complices (mécanique particulièrement nécessaire si l’on veut que la créature dure un peu dans un combat face à quatre joueurs ou plus), l’auteur introduit la notion de pacte de sang qui ne sont autre que des parchemins instantanés d’invocation. Certes, il faut que l’ogre-mage ait passé un pacte au préalable, mais je trouve que cela tombe un peu du ciel. J’aurais préféré qu’il soit présenté au lecteur des exemples d’associations où chaque créature trouve son intérêt et des éléments sur cette cohabitation. Mon autre point de critique porte sur les panoplies. Je pense qu’elles sont totalement dispensables. Elles seraient utiles si l’on crée un Oni-noble ou un Ogre-Dieu à la volée. Or, ce ne sont pas des créatures que l’on doit créer à la volée, mais, au contraire, qu’on doit penser en profondeur pour qu’elles constituent une adversaire valable. Malgré les avertissements de l’auteur qui explique pourtant que ces panoplies ne remplaceront pas les archétypes détaillés, j’ai l’impression que le supplément se tire une balle dans le pied en envoyant un message d’interchangeabilité qui va à l’encontre de tout ce qui a été expliqué auparavant.

Ma dernière critique vise la façon dont le contenu est organisé. Entendons-nous bien, le supplément est non seulement superbement illustré, il est également très agréable à lire. C’est bien écrit, clair dans la présentation et très didactique quand il s’agit d’expliquer les choix de design. Pourtant, je reste sur ma faim sur au moins deux points : je voudrais en savoir un peu plus sur l’univers mais le court lexique présenté en début d’ouvrage ne dit pas grand-chose. J’aurais également aimé avoir plus de biscuits pour animer les rencontres avec l’un ou l’autre des PNJ détaillés, par exemple une description de l’antre de la créature, avec pourquoi pas des éléments tactiques pour pouvoir proposer une bataille épique à mes joueurs. Évidemment, le format du supplément n’est pas extensible et il y a déjà beaucoup à lire. J’aurais donc aimé que d’autres choix éditoriaux soient faits. En particulier, je trouve moins d’intérêt aux variantes proposées aux archétypes détaillés. Trop courtes et allusives, elles prennent la forme d’une dizaine de PNJ décrits en quelques lignes. Je trouve ces parties de texte peu utiles et se résumant le plus souvent à une sorte de catalogue qui ne m’inspire pas des masses. A la limite, une proposition d’alternative unique en une demi-page aurait permis de libérer de la place afin de mieux décrire l’univers ou d’entrer dans le détail des rencontres avec les archétypes détaillés.

Ce choix de privilégier les variantes au sujet principal n’empêche pas que le supplément fasse remarquablement bien son travail. Pour 5 euros (en PDF, 10€ pour la version imprimée), on a trois PNJ très détaillés qui, gageons-le, pourront animer vos soirées et resteront probablement dans la mémoire de vos joueurs. J’espère ainsi voir d’autres élucubrations de l’horloger et souhaite qu’un autre univers signé Islayre d’Argolh se dessine, lecture après lecture, supplément après supplément.

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