Les lapins entament leur mue : Monsterhearts v2, la VF

J’ai beaucoup exploré ma propre identité de femme queer et de femme transgenre à travers les jeux,
alors j’ai voulu créer quelque chose qui traite de ce que cela signifie, accepter d’être queer.
Avery Alder, autrice de Monsterhearts, The Guardian, 8/02/2017

Fleuron des hacks d’Apocalypse World, Monsterhearts avait fait l’objet d’un petit tirage en VF chez la boîte à Heuhh, vite épuisé, en sa première édition. Aucun éditeur n’avait clairement annoncé se positionner sur la v2 en 2017. On le croyait disparu corps et bien malgré quelques rumeurs, jusqu’à ce que Lapin Marteau annonce soudainement la nouvelle de sa résurrection imminente en financement participatif sous la forme d’un livre de base et d’un supplément. La goule est de retour, et elle a faim.

 

La goule revient – couverture de la VO en deuxième édition

Une adolescence monstrueusement queer

Dans Monsterhearts, les joueureuses incarnent des adolescents monstrueux aux prises avec la découverte de leur sexualité, des individus à la marge dans cet univers oppressant qu’est le lycée pour tous ceux qui sortent un peu du cadre.

C’est un univers d’émotions mal maîtrisées, de pulsions incontrôlées et de feux mal éteints. Dans une campagne de Monsterhearts, les personnages se cherchent, se heurtent, se foncent dessus. Ils ne cherchent pas à élucider un méta-mystère et le secret du monde. Ce qu’ils cherchent est finalement beaucoup plus difficile. C’est ce qu’ils ressentent et ce qu’ils sont qui est en jeu.

Monsterhearts appartient à cette catégorie rare de jeux qui ne proposent pas seulement d’explorer et d’interpréter son personnage pour lequel on a rédigé un background de quatre pages, mais de construire ce qu’il est en l’explorant. C’est ce que permet cette période charnière de l’adolescence, avec ses indécisions et ses doutes. Monsterhearts reste à ce titre extrêmement novateur, même onze ans après.

La question de la sexualité y est donc centrale. Les adolescents ne savent pas encore ce qui les attire. Ils le découvrent petit à petit, en jeu, sans a priori, et n’ont que peu de contrôle sur les effets produits par la séduction des autres, ni même parfois sur la séduction qu’ils exercent. Ils ne contrôle que ce qu’ils décident d’en faire. Explorée sans a priori, cette sexualité est rarement hétéronormée ; elle est au moins curieuse, et souvent franchement queer.

C’est là que la métaphore du monstre intervient : les personnages sont entre deux états, celui de l’enfance et de l’âge adulte, et leur sexualité est hors cadre. Même quand leur pouvoir n’est pas lié explicitement à la sexualité, les dix archétypes, qu’on appelle des Mues dans cette nouvelle édition, portent en eux cette métaphore : la Goule est dévorée par la faim, le Loup-Garou est « ce petit ami possessif que vous avez eu au collège », le Fantôme un voyeur, et je pense que je peux m’épargner l’explication de texte pour la Sorcière ou le Vampire.

Si le fond, l’identité et la sexualité en construction des adolescents, est des plus sérieux et nous rappelle à toutes et tous de bien mauvais souvenirs, Monsterhearts choisit un traitement métaphorique outrancier. Il invite à se lâcher pour jouer à fond les conflits, les drames intérieurs, les émotions, quitte à en faire trop, et il en donne les moyens. C’est cela qui le rend extrêmement fun à jouer.

La couverture du premier livre de la VF

Teen-Apocalypse

Monsterhearts est l’un des tous premiers dérivés d’Apocalypse World. Il a donc des livrets de personnage, qui comportent la plupart des règles, des jets au vu et au su de tous, et un univers émergent décidé en commun lors de la séance zéro, la salle de classe. D’une certaine manière, il en est aussi l’un des plus proches dans la mesure où, dans l’un comme dans l’autre, le système est générateur de conflits et sort la sexualité du personnage de l’anecdote.

La création de la salle de classe est un moment important : on se met d’accord sur le lieu, l’âge des participants, et la petite ville, souvent américaine, et puis on entre dans le détail en s’attardant sur quelques élèves, quelques profs, et les relations qu’ils entretiennent entre eux. On obtient déjà de quoi nourrir quelques séances.

Sur le plan mécanique, les deux Actions les plus utilisées dans le jeu sont Allumer et Rembarrer. Toutes deux sont rédigées de manière à créer le plus de conflits possible. Allumer permet d’exciter un autre personnage, même involontairement et par accident (le choix appartient aux joueureuses), de le troubler et donc d’avoir prise sur lui, à moins qu’il ne cède à la demande (raisonnable en contexte). Elle porte aussi en elle une partie du caractère queer du jeu puisque le genre de la personne qui Allume ne constitue ni un bonus ni un malus. Un PJ peut donc très vite se retrouver avec le rose aux joues en présence de personnages de genre et d’orientation très variés, qui ne sont autres que, souvent, les autres PJ.

Rembarrer est déclenché à chaque fois que l’on vanne ou intimide un autre élève. C’est une action pensée pour déclencher des conflits, pas les résoudre. La plupart du temps, chacun hérite d’un état (uniquement social dans cette v2, qui en valide le seul usage raisonnable et met un solide garde-fou) comme « ridicule devant toute la classe » ou « dans le collimateur de la prof’ de philo », source de futurs conflits…

La dynamique de la campagne va donc tout droit, ne serait-ce que par la mécanique, vers des scènes de sexe explicite, dont certains effets sont d’ailleurs en plein milieu du livret. Elle va aussi tout droit vers des explosions de violence parfois très spectaculaires d’autant que le meneur de jeu a la consigne de conduire ses PNJ comme des voitures volées et de ne pas trop s’y attacher. Une campagne de Monsterhearts peut commencer à l’eau de rose façon Twilight et rapidement dégénérer et ressembler davantage à Carrie. Une mécanique est d’ailleurs spécialement dédiée au Démon intérieur, qui est un régal à jouer car il met au jour ce que le personnage a de plus noir dans un déchainement de pouvoir et de violence.

La couverture du supplément VF : ça va cogner !

Une nouvelle Mue

La deuxième édition de Monsterhearts semblera familière à ceux qui connaissent la première. C’est une forme d’aboutissement, qui bénéficie de cinq années de maturation et de retours de joueureuses. Elle reformule de manière plus élégante ses deux actions principales, simplifie certaines mécaniques, ajoute des considérations sur la mise en jeu de personnages asexuels, ce qui permet incidemment à celles et ceux qui ne sont pas à l’aise avec des personnages qui découvrent une sexualité crue de participer à une campagne.

Cette édition supprime le livret de l’Élu, qui avait tendance à changer très radicalement la dynamique des parties : alors que le jeu est tourné vers les relations intimes, l’Élu chasse le monstre tel Buffy et peut transformer une campagne en bain de sang plus traditionnel. Monster of the Week faisant très bien le job sur cet aspect là, c’était un peu une anomalie. Il restera disponible dans le livre supplémentaire de la VF mais ce n’est pas mon préféré. L’Ombre, un être artificiel en quête d’un être et de sentiments, une personnalité évasive encore mal déterminée, vient le remplacer.

Ceci étant, Monsterhearts a fait l’objet de nombreuses créations très diverses, en v1 comme v2. S’il existe assez peu de suppléments proprement dit, il existe quantité de matériel disponible sur le net, de Mues additionnelles, de cadres, gratuits ou payants ou encore de variations sur les règles permettant de moduler le ton de la partie. Avery Alder a laissé proliférer sans chercher à réguler comme le font les auteurs traditionnels. On attend donc beaucoup, au Fix, du Livre 2 annoncé en supplément, qui va regrouper des traductions et des créations originales de la main de Jérôme Larré et Coralie David. On en saura plus lors de la précommande participative, qui commence à l’heure où nous publions ce billet.

Enfin, dernier aspect de la Mue de Monsterhearts, peut-être d’une forme de passage à l’adulte, les Lapins Marteaux ont refait l’intégralité de la décoration. La maquette et les illustrations intérieures sont entièrement révisées. Comme d’autres hacks, la première édition utilisait beaucoup la vectorisation, comme Apocalypse World, ce qui avait l’avantage d’unifier le style graphique et de ne pas coûter très cher. Ces illustrations, qui renvoyaient aux origines indé’ du jeu, avaient été maintenues dans la deuxième édition de la VO, identique en tout point à la première sur ce plan. Elles cèdent la place à des images plus léchées et une autre grammaire graphique aux termes de grands travaux.

Cette foutue sonnerie du lycée retentit et je dois retourner en cours, on se revoit pour la chronique !

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