Cthulhu trop Confidential ? [chronique]

Une partie de la réponse à cette interrogation légitime portée par le titre de notre article est à aller chercher du coté de la date de cette chronique. Mine de rien, on est quasiment jour pour jour un an après la sortie du jeu de chez Deadcrows. Bon, OK, OK, c’est vrai : on n’est pas toujours super rapides pour publier nos chroniques mais là quand même ! Non, la vérité, c’est que réalisée quasi en catimini, en plein été et directement en boutiques, sans préco, foulancement ou autre, Cthulhu Confidential VF a quasiment échappé à nos radars pendant des mois, restant un vague projet sans date au détour d’une ligne de notre monstrueux planning des sorties francophones.

Il faut dire aussi que l’éditeur VF, le Studio Deadcrows donc, a un planning un peu mouvant et après avoir annoncé il y a des éons la signature de cet accord de traduction avec l’éditeur britannique Pelgrane Press, semblait être un peu passé à autre chose, notamment aux localisations des titres Chaosium, Runequest tous les étés et Pendragon sans doute un jour. Pour tout dire, on était assez enclins à supprimer cette entrée de notre planning en la passant par pertes et profits et là, bim, le jeu sort sans tambour ni trompettes.

Très bien, très bien. Laissez-nous juste le temps de nous remettre de notre surprise et parlons de ce Chtulhu Confidential qui, lui, n’est certes pas un jeu fait pour rester dans l’anonymat.

Il s’agit donc d’un jeu sous licence Pelgrane Press ce qui, souvent, signifie deux choses : Robin D. Laws et système Gumshoe. C’est bien le cas ici pour un jeu dont on peut résumer l’univers de référence par l’ambition de passer à la moulinette lovecraftienne les codes du genre Noir, roi des romans et films policiers des années 1930-40 aux USA.

Disons-le d’emblée : à titre personnel, je ne suis pas fan de l’idée. Voilà, c’est dit. Déjà, du matériel pour jouer des histoires de cultistes fous, de livres maudits reliés en peau humaine ou d’héritages douteux conduisant tout droit à une maison victorienne délabrée… bah, disons qu’on en a pas mal en stock.

Pire même : comme on va le voir en examinant les bons côtés du jeu (il y en a donc !), le genre Noir est l’occasion d’explorer la face sombre des USA de ces années-là. Or, les drames en question ont bel et bien existé dans la vraie vie, étaient 100 % humains (pas un Profond, rien) et ne gagnent à mon humble avis absolument rien mais rien du tout à se voir encombrés de tentacules et d’angles non-euclidiens. On peut même aller jusqu’à l’admettre : c’est totalement contre-productif. Une fois les Grands Anciens de la partie, qui se soucie encore des petites horreurs quotidiennes de la ségrégation raciale, du sexisme rampant ou de la corruption des élites dirigeantes ?

Ce biais est d’autant plus rageant que CC possède, en revanche, un atout fort qui lui aurait permis d’être la meilleure option possible pour aborder tous ces sujets, centraux dans le Noir, de façon totalement renouvelée et sans doute redoutablement efficace : le jeu en face-à-face. En effet, chose rare, CC est un jeu entièrement dédié aux aventures taillées pour un MJ et un seul PJ. Ce n’est pas une option tolérée, c’est l’intégralité du jeu qui est conçu pour être joué ainsi.

Or, ce dispositif rare est certainement la meilleure façon de faire éprouver au joueur unique les sensations, le plus souvent désagréables, que peuvent éprouver les détectives, surtout quand ils sont d’un genre un eu particulier comme ici, lors d’enquêtes Noir qui les confrontent aux travers de leurs semblables.

Pour permettre ça, le jeu est conçu de façon un peu inhabituelle. OK, il y a un système de jeu (une nouvelle version du Gumshoe, on y revient plus loin), quelques indications éparses sur l’univers de jeu (en même temps, t’as lu un Chandler, t’as fait une partie de l’AdC et hop) mais le « jeu » est essentiellement une série de trois scénarios one shot, chacun destiné à être joué par un PJ prétiré différent et totalement lié au scénario en question. Cela permet aux auteurs de proposer, notamment, de jouer un détective noir ainsi qu’une femme investigatrice, sans édulcorer les difficultés que ces enquêteurs pas comme les autres vont rencontrer lors de leurs entreprises. Et, définitivement, celles-ci ne seront pas, loin s’en faut, toutes liées aux Chiens de Tindalos…

On commence par du classique (pour ne pas risquer le claquage direct !) avec un privé clone de Marlowe (Dex Raymond dans Un sommeil insondable… difficile de faire plus transparent !) qui tente d’y voir clair dans les intrigues de L.A. On grimpe d’une marche dans la difficulté avec la journaliste d’investigation Vivian Sinclair qui tente de jouer des coudes au sein de sa rédaction pour pouvoir écrire des vrais papiers (pas les chiens écrasés…) à la place des hommes, quelque part dans la vaste New York. Enfin, pour utilisateurs expérimentés, on peut se confronter aux difficultés éprouvées par le détective noir Langston Montgomery Wright dans des investigations à Washington DC pendant la Seconde Guerre Mondiale (alors que les deux autres scénarios se déroulent durant les années 1930).

Pour chaque « setting » (appelons-ça comme ça), outre le scénario, vous avez donc la présentation du héros, de son réseau de contacts avec des PNJ très détaillés et éventuellement des spécificités au regard que porte sur lui la société de l’époque. Ce n’est pas du tout édulcoré et, par exemple, Wright, le détective noir, confronté à la ségrégation et au racisme, subira dans un premier temps, avant d’être pris au sérieux par ses interlocuteurs, des malus lors de ses défis sociaux. Enfin, le milieu spécifique (lieu et époque, surtout pour le « setting » à Washington DC pendant la WWII) est également décrit de façon suffisante avec des lieux-clefs, des cartes, des PNJ, etc. C’est franchement du bon travail.

Pour une fois, la section Conseils au MJ arrachera bien mieux qu’un bâillement ennuyé au MJ expérimenté. La pratique 1 MJ/1 PJ n’est pas si courante ni même tellement estimée dans le milieu (« t’as si peu d’amis ? ») et elle pose en fait de nombreuses questions sur lesquelles il serait utile d’avoir les réponses de MJ habitués à ce format qui auront, merci à eux, essuyé les plâtres avant nous. Il devient évident, par exemple, à la lecture de ceux-ci que le fait d’avoir l’action centrée sur un seul joueur tout au long d’un scénario peut en effet être problématique, celle de ne pas pouvoir évacuer par le rire collectif une éventuelle tension aussi (or, là, on parle d’un jeu à la fois Noir et horrifique…), celle d’être confronté à un unique PJ trop passif également, etc.

Ce n’est donc pas le moindre des mérites de ce jeu : il fait aussi office de manuel de référence (en tout cas à mes yeux : je n’en connais pas d’autres) pour la pratique intéressante du 1 MJ / 1 PJ.

Au-delà des conseils, le jeu change également tout son module de présentation pour s’adapter à ce format spécifique. On arrive à un module de présentation de l’intrigue et des défis qui s’y succèdent (les moments indécis où il faut lancer les dés, en fait) très détaillé avec l’exposé de la moindre conséquence. C’est certainement très rassurant pour le MJ confronté pour une fois à un seul PJ qu’il doit donc être capable en permanence de mettre en avant, de solliciter, de lier au décor et aux PNJ… et ce sans pouvoir compter sur les fameux moments où les joueurs parlent pendant une demi-heure d’un plan qui, de toutes façons, va échouer mais qui vous laisse le temps de mettre vos notes dans l’ordre et de réfléchir à la suite. Là, dans ce cadre, rien de tout ça : cela doit se passer du tac au tac. Chaud.

Ce module de présentation XXL est toutefois très dispendieux en place et, au final, les scénarios ne sont pas aussi longs que la taille du livre (330 pages grand format sous couverture rigide) pourrait le laisser croire. C’est un point qui pourrait déplaire dans l’acquisition du jeu : c’est un gros livre mais qui, au final, permet surtout de jouer trois scénarios assez courts avec trois PJ prétirés différents. Ce n’est pas toujours ce qu’on attend d’un jeu complet.

A contrario, c’est un manuel de jeu très utilitaire. On ne perd pas de temps ni de place en considérations superflus, en choix entre des dizaines de classes différentes, des centaines de pouvoirs au choix ou des sous-systèmes qui ne serviront qu’une fois toutes les 20 parties. Non, là, vous avez tout ce qu’il faut pour jouer sans tarder et sans dévier de votre objectif. Certes pour ne jouer que trois parties mais c’est déjà ça : combien de jeux dans notre ludothèque ont été réellement joués plus de trois fois, hein ?

En tout cas, ce n’est certes pas l’exposé du système de jeu qui prend toute cette place. On reste sur du Gumshoe lustré par des années désormais de pratique. Le principe de base est toujours aussi simple et frise toujours autant l’arnaque : lors des investigations, les compétences sont utilisées automatiquement et sans jet aucun, toujours dans l’espoir de ne pas bloquer l’enquête, a fortiori quand celle-ci repose sur un seul PJ. Là, l’exposé des règles se limite donc à décrire la liste actualisée des compétences d’investigation (avec Mythe de Cthulhu dedans, du coup…) et notamment à ce que vous pouvez obtenir « de plus » si vous avez un score élevé dans une de ces compétences. Spoiler : rien de bien important.

Pour les compétences générales, il faut faire des tests et sur ce point Gumshoe a bien progressé depuis ses premières itérations. Vous utilisez uniquement des D6 (1 ou 2 le plus souvent) et vous pouvez en obtenir plus en acceptant d’endosser un problème supplémentaire. Si vous obtenez un gros score ou si vous n’avez pas besoin de lancer tous vos dés pour réussir (les dés se lancent progressivement), vous pouvez gagner des atouts (un petit bonus narratif en plus de votre succès dans la scène) ou des dépassements (action mieux réussie qu’envisagé de prime abord). Quand je disais plus haut que chaque défi est décrit par le menu dans les scénarios, c’est de ça dont il s’agit : pour chaque situation susceptible d’entraîner un jet de dés vous avez une sorte de carte mentale avec l’ensemble des résultats possibles clairement décrits : le succès simple, l’échec simple mais aussi le dépassement, l’atout et le problème. Chacun de ces trois derniers ne repose donc absolument pas sur l’improvisation du MJ mais est déjà clairement prévu dans le texte. C’est forcément un très grand confort pour le MJ.

Pour le joueur, cela se passe bien aussi puisqu’il est prévu que l’ensemble des atouts et des problèmes soient représentés sous forme de petites cartes (à photocopier et découper) pour se faire une sorte de tableau de bord de la situation. Très utile quand, manifestement, il est impossible de faire le point avec les copains. Pour ceux qui seront amenés par un joueur fantasque dans une direction non-euclidienne ou ceux qui, légitimement, trouvent que trois scénarios pour un jeu, c’est un peu court, le manuel prend le temps de donner toute une série de défis un peu génériques (j’aime beaucoup le « as-tu pensé à prendre la nitroglycérine ? » : ça sent le vécu !) à répliquer. Idem pour les cartes d’atouts et de problèmes génériques en fin d’ouvrage. Un travail très sérieux.

Au bilan, que voilà un jeu frustrant pour moi ! Mon impression est très positive. Le livre fournit un gros boulot, très carré, aussi bien en terme de proposition de jeu adaptée au 1 MJ / 1 PJ, en synthèse de conseils sur ce mode de jeu, en système Gumshoe ++, au niveau du background même des trois villes US dans les années 1930-40… tout ! Mais il vient systématiquement me gâcher mon plaisir en collant ses sales tentacules partout et à tout bout de champ. Quelle misère ! En pratique, à moins de faire un gros effort sur moi-même, je ne me vois pas utiliser le livre en l’état.

Bien sûr, si, vous, vous considérez la proposition de départ comme un atout attirant plutôt qu’un repoussoir, n’hésitez pas : c’est là de la très belle ouvrage. Pour les autres, comme moi, n’écartez toutefois pas l’idée d’acquérir ce manuel. D’une part, il fait autorité sur le jeu en 1 MJ / 1 PJ et vous fournit conseils, module de présentation et même système (en tout cas pour un jeu d’enquête) adaptés. Si vous êtes fan de (vrai) Noir, vous devez aussi considérer ce CC comme un sérieux candidat pour motoriser vos envies de détectives en imper mastic et chapeau mou. En revanche, c’est vrai, il faudra… et bien… écrire vos propres scénarios !

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